Three girls laugh and play in the waves at the beach.

Les enfants ont besoin du jeu risqué, de la peur et de la stimulation ; les craintes des adultes leur sont néfastes

Un grand merci à Mariana Brussoni, directrice du « Human Early Learning Partnership » à l’université de Colombie-Britannique, qui nous a autorisés à republier ce billet qu’elle a écrit et qui a été publié initialement sur le site After Babel (en anglais).

La préface du psychologue social et auteur Jon Haidt

En avril 2023, j’ai été invité à donner une conférence (disponible en anglais seulement) à l’université de Colombie-Britannique. Pendant mon séjour à Vancouver, j’ai voulu rencontrer la professeure Mariana Brussoni, qui avait rédigé d’importants travaux sur la valeur des jeux risqués en plein air. Notre rencontre d’une heure m’a permis d’approfondir mes connaissances sur le risque et le jeu et m’a aidée à rédiger les chapitres 2 et 3 du livre « The Anxious Generation » (La génération anxieuse). Mariana a très vite rejoint notre cercle d’experts en matière de jeu, aux côtés de Lenore Skenazy et de Peter Gray. Avec des articles (en anglais) tels que « Play Worth Remembering : Are Playgrounds Too Safe ? » et « Risky Play and Children’s Safety : Balancing Priorities for Optimal Child Development », Mariana explique que nous endommageons le développement social, physique et même immunitaire des enfants lorsque nous éliminons tout risque de leur vie. J’ai tellement apprécié Mariana et son travail que je l’ai invitée à écrire librement ce qu’elle voulait sur After Babel. Voici son essai, qui présente ses conclusions dans un format utilisable par les parents et les écoles. Cette simple phrase, qu’elle m’a dite lors de notre rencontre, résume bien son travail : « Les enfants devraient être protégés autant que nécessaire, et non pas autant que possible ».


Les parents sont pris dans un paradoxe. Nous voulons à tout prix assurer la sécurité et la réussite de nos enfants. Nous sommes également souvent terrifiés à l’idée qu’ils se blessent ou qu’ils échouent, et nous faisons donc tout ce que nous pouvons pour éviter que cela arrive. Pourtant, ces efforts pour gérer nos peurs ont souvent eu pour effet paradoxal de réduire la sécurité de nos enfants et leurs chances de réussite.

Depuis plus de vingt ans, je mène des recherches (en anglais) sur le développement des enfants, la prévention des blessures et les jeux à risque en plein air. J’ai appris que lorsque nous donnons la priorité au jeu des enfants (en particulier le type de jeu qui implique un certain risque et un manque de supervision) et à la liberté de jouer comme ils veulent, nous contribuons à créer des environnements dans lesquels les enfants et les jeunes se développent pleinement. Dans le cas contraire, les conséquences peuvent être graves.

Réfléchissez à votre souvenir d’enfance préféré lorsque vous jouiez. Où étiez-vous? Que faisiez-vous? Y avait-il un adulte pour vous surveiller?

Les adultes des pays occidentaux, en particulier ceux nés avant les années 1990, se souviennent d’avoir joué (en anglais) avec leurs amis dans leur quartier, dans les parcs locaux et dans des endroits abandonnés, en inventant les règles du jeu sur place, sans la surveillance d’un adulte. Ils se souviennent souvent de la joie, du plaisir et de la liberté ressentis lorsqu’ils couraient, sautaient et bougeaient leur corps d’une manière qui n’était pas autorisée à l’intérieur. Ils se sentaient indépendants, prenaient des risques et découvraient les choses par eux-mêmes. C’est ce type d’enfance qui a été la norme (anglais) pendant presque toute l’histoire de l’humanité. Les enfants, comme tous les jeunes mammifères, jouent.

Aujourd’hui, cette enfance est rare. Toutes les générations d’enfants depuis les années 1970 ont vu leurs jeux en plein air et leur liberté se réduire. Les données relatives à l’emploi du temps montrent que le temps de loisirs des enfants a diminué, en particulier le temps consacré aux jeux de plein air non structurés, tandis que le temps consacré aux activités scolaires et aux activités sur écran a augmenté. Entre 1975 et 2015 (anglais), les jeux en plein air des enfants du Royaume-Uni ont diminué de 29,4 %, tandis que les activités sur écran ont augmenté de 22,4 %. Aux États-Unis (anglais), en 1997, seuls 16 % des enfants jouaient dehors tous les jours. En 2003, à peine six ans plus tard, ils n’étaient plus que 10 %.

Évolution de l’emploi du temps des enfants au Royaume-Uni, d’après Mullan (2019). Merci à Nick Desbarats pour la réalisation de cette figure.

Il suffit de demander à un jeune (né après 1990) quels sont ses meilleurs souvenirs d’enfance passés à jouer. Posez ensuite la même question à leurs parents et vous verrez la différence entre les générations (anglais). Les parents vous raconteront probablement des histoires d’aventures entre amis dans le quartier. L’enfant, de son côté, parlera probablement d’activités structurées (anglais), telles que le sport, qui se déroulaient sous la surveillance d’adultes.

Qu’est-ce que le jeu risqué et pourquoi est-il important?

Quand les enfants ont le temps, la place et la liberté de jouer comme ils veulent, ils commencent rapidement à prendre des risques dans leurs jeux, par exemple en grimpant plus haut qu’ils ne le font habituellement, en construisant des cabanes secrètes ou en faisant des courses à vélo. Ce comportement est loin du hasard. Les enfants sont programmés pour jouer de manière risquée (anglais), en prenant des risques physiques, en recherchant l’excitation et en satisfaisant leur curiosité.

La plupart d’entre nous connaissent des exemples de jeux risqués (en anglais) : les jeux de hauteur (par exemple, l’escalade), les jeux de vitesse (par exemple, les descentes en luge), l’utilisation d’outils (par exemple, les marteaux, les couteaux), les jeux à proximité d’éléments tels que le feu ou les étendues d’eau, les jeux turbulents, les jeux où les enfants peuvent se promener seuls (par exemple, jouer dans leur quartier sans la surveillance d’un adulte) et les jeux avec impact (par exemple, sauter dans un lac). Ce type de jeu implique que les enfants dépassent leurs limites sans savoir ce qui va se passer. Ainsi, ils éprouvent à la fois des sensations fortes, mais aussi de la peur. Tous les enfants ont besoin du jeu risqué, mais il peut se dérouler différemment selon l’enfant.

Le jeu risqué, comme son nom l’indique, implique que les enfants peuvent se blesser et que leurs chances de se blesser sont plus élevées que s’ils étaient plus sédentaires et jouaient tranquillement. À première vue, on peut se demander pourquoi ce besoin d’un jeu risqué évoluerait d’une espèce à l’autre, s’il augmente les risques que quelque chose de grave arrive à ceux qui y prennent part. Mais en analysant un peu plus en profondeur, les avantages de ce type de jeu deviennent évidents. Le jeu risqué offre aux enfants des occasions peu coûteuses de développer les compétences physiques et cognitives qui leur permettront de relever les défis qu’ils rencontreront en grandissant. Ainsi, ceux qui se sont adonnés à ce type de jeu ont bénéficié d’un avantage évolutif (anglais) important par rapport à ceux qui n’y ont pas pris part. Sur le plan physique, le jeu risqué permet aux enfants d’explorer des mouvements plus diversifiés et d’acquérir des compétences physiques. Sur le plan cognitif (anglais), il les aide à surmonter leurs peurs, à développer leur esprit critique et à s’habituer à faire face de manière autonome à des situations difficiles.

Le jeu risqué peut même aider les enfants à surmonter les troubles de l’anxiété (anglais) et les perturbations cognitives qui les accompagnent. Les enfants anxieux ont du mal à gérer l’incertitude, ont tendance à interpréter l’ambiguïté de manière négative et sous-estiment leur capacité à faire face à des situations incertaines. Le jeu risqué permet aux enfants de pratiquer la gestion d’émotions fortes et ambiguës (le frisson et l’excitation peuvent aussi être interprétés comme de la peur et de la terreur) et de faire face à des situations où l’incertitude est omniprésente. Cela leur montre également qu’ils sont résilients et capables de faire face à des situations difficiles. La recherche (anglais) indique que les enfants qui ont plus d’occasions de jouer à des jeux risqués ont moins de symptômes d’intériorisation qui sont caractéristiques des troubles anxieux.

En fait, la Société canadienne de pédiatrie reconnaît l’importance du jeu risqué et sa capacité à répondre à de nombreux défis auxquels sont confrontés ses patients, et a récemment publié une déclaration encourageant les pédiatres à encourager le jeu risqué chez leurs patients.

Malgré tous ces avantages et ce besoin d’évolution, pourquoi le jeu risqué disparaît-il si rapidement?

Pourquoi le jeu risqué disparaît-il de la vie des enfants?

L’un des principaux facteurs responsables de la disparition du jeu risqué et de la liberté chez les enfants est la tendance au parentage intensif (anglais) qui s’est amorcée dans les années quatre-vingt. Les parents, en particulier les mères, ont été encouragés à contrôler la vie de leurs enfants, à organiser leurs expériences, à supprimer tous les obstacles et à les inscrire à diverses activités structurées pour favoriser leur développement et leur donner un avantage dans la course à la réussite. Cette approche de la parentalité est devenue la norme largement acceptée en Amérique du Nord (anglais) : les parents de tous horizons sont tenus de respecter ce standard irréaliste, qu’ils aient ou non les moyens d’y consacrer le temps, l’argent et l’énergie nécessaires.

Cette stratégie parentale coûteuse ne présente au mieux que des avantages négligeables, et peut même être nuisible. La recherche (anglais) révèle que l’inscription à des activités structurées n’est pas associée à une amélioration des résultats développementaux, et que la perte de temps libre (anglais) peut être nuisible au développement des compétences de base de la fonction exécutive (anglais). Quand les effets positifs du parentage intensif ont été démontrés, ils étaient modestes et insuffisants pour contrebalancer les coûts substantiels supportés par les parents.

Alors pourquoi cette approche parentale persiste-t-elle même si elle est exigeante, même si les parents n’en avaient pas voulu pour eux-mêmes et même si la recherche n’en montre pas d’avantages?

La réponse est dans les attentes. Les parents d’aujourd’hui reçoivent constamment des messages qui leur disent que pour être de « bons parents », ils doivent toujours assurer la sécurité de leurs enfants. Et l’on croit généralement que le monde n’est plus un endroit sécuritaire (en anglais) où les enfants peuvent jouer. Cependant, selon les statistiques, cette période n’a jamais été aussi sécuritaire pour les enfants. Dans la plupart des pays occidentaux, le nombre de décès liés à des blessures n’a jamais été aussi bas. Aux États-Unis, les décès dus à des blessures accidentelles ont diminué de 73 % pour les garçons et de 85 % pour les filles entre 1973 et 2010. Cette perception incorrecte du risque est source de paradoxe pour les parents.

Aujourd’hui, les enfants meurent principalement d’accidents de voiture et de suicides, et non pas en jouant dehors avec leurs amis sans supervision. Les parents ont peur des causes erronées des blessures et des dommages. En fait, les stratégies utilisées par les parents pour assurer la sécurité de leurs enfants — les conduire en voiture, maximiser la surveillance et minimiser la liberté — augmentent involontairement la probabilité de blessures et même de décès.

Trois ingrédients pour retrouver le jeu risqué et la liberté de l’enfance 

Le problème n’est pas lié à nos intentions. Nous voulons tous que les enfants s’épanouissent. Le problème vient des décisions que nous avons prises pour soutenir ce noble objectif. Nous avons donné la priorité à la sécurité plutôt qu’à la liberté, à la réussite plutôt qu’au jeu, et au temps passé devant un écran plutôt qu’en plein air. Les résultats sont inévitables : la santé mentale (anglais) et physique, le développement cognitif (anglais) et les compétences émotionnelles (anglais) sont compromis.

Les solutions sont à la fois simples et complexes. Nous savons ce dont les enfants ont besoin pour s’épanouir. Les trois éléments clés nécessaires à un environnement de jeu idéal sont le temps, l’espace et la liberté.

Le temps : accordez la priorité au temps de jeu en plein air tous les jours. Pour ce faire, vous pouvez l’ajouter à l’emploi du temps, comme vous le faites déjà pour le sport ou d’autres activités extrascolaires. Toutefois, les écoles devraient également prendre des mesures pour donner la priorité à l’enseignement en plein air et à la récréation. Cela peut être particulièrement important pour les enfants de familles désavantagées qui n’ont pas facilement accès à des environnements extérieurs sains et stimulants. Les parents et les éducateurs et éducatrices peuvent utiliser le document de synthèse sur la récréation de la U.S. Play Coalition (anglais) pour plaider en faveur de plus de récréations dans les écoles. Mon laboratoire de recherche a également développé un outil gratuit (anglais) pour les enseignants afin d’encourager l’apprentissage en plein air, qui comprend de courtes vidéos pratiques pour aider à surmonter les obstacles communs auxquels les enseignants sont confrontés.

L’espace : Les enfants ont besoin d’un accès facile à des espaces de jeu stimulants, des espaces polyvalents où ils peuvent faire preuve d’imagination et explorer les risques, et non des espaces occupés par des structures de jeu et des règles strictes et rigides. Malheureusement, ce type d’espace est de plus en plus difficile à trouver puisqu’on construit de plus en plus de parc de stationnements et d’autoroutes pour accueillir un nombre croissant de voitures. Au niveau législatif, nous devons nous éloigner d’une planification municipale qui donne la priorité aux voitures plutôt qu’aux personnes — une étape importante qu’un certain nombre de villes nord-américaines ont déjà franchie. Hors législation, les individus peuvent faire beaucoup, même avec le peu d’espace disponible. Par exemple, les « pièces détachées » (bâtons, bois de construction, pierres, boîtes et bâches) peuvent transformer des espaces de jeu monotones et stériles en lieux stimulants de joie et d’émerveillement. Bien que ces éléments peuvent ressembler à des objets inutiles pour les adultes, les enfants les adorent. L’Écosse a développé une trousse à outils (anglais) pour les personnes qui veulent se lancer dans cette aventure. Certaines villes ont également des terrains d’aventure — des espaces de jeu centrés sur l’enfant, dirigés par l’enfant et remplis de pièces détachées. (Ces aires de jeux comptent toujours des adultes parmi leur personnel, mais ceux-ci restent en retrait, sauf en cas de risques graves pour la sécurité). Voir l’exemple de play:groundnyc à New York.

La liberté : Les enfants ont besoin de liberté pour pouvoir jouer comme ils en ont envie. Le plus grand obstacle à la liberté des enfants, c’est nous, les adultes qui les entourent, et notre désir de gérer nos propres peurs. Il peut être difficile de surmonter ces craintes, mais c’est beaucoup plus facile quand on fait équipe avec d’autres parents. Peter Gray propose que le renforcement des liens avec leurs voisins puisse aider les parents à se sentir plus à l’aise pour laisser leurs enfants jouer. L’organisation américaine « Let Grow » collabore avec les parents et les écoles pour favoriser l’autonomie des enfants. Pour les parents qui cherchent à gérer leurs peurs et à modifier leur approche du jeu, notre laboratoire a mis au point l’outil OutsidePlay.org afin de les aider à surmonter leurs difficultés, à trouver ce qui leur convient le mieux et à élaborer un plan pour le changement. Nous avons testé ce programme en profondeur et nous avons trouvé qu’il fonctionne (en anglais).

Adventure playground in NYC
Terrain d’aventure à New York. Crédit : Jon Haidt.

Créer des environnements propices au développement des enfants peut sembler insurmontable ou inaccessible. Chaque changement est le fruit de petites mesures faciles à prendre. Chacun d’entre nous doit choisir comment cela doit se traduire pour lui. Les enfants méritent que l’on donne la priorité au jeu et à la liberté au quotidien. Nous connaissons déjà les conséquences négatives du manque dans ce domaine. Sortons du paradoxe et donnons aux enfants la liberté dont ils ont besoin pour s’épanouir.


Pour trouver d’autres outils qui aideront à faire revivre le jeu risqué et pour en savoir plus sur les recherches de la Dre Brussoni, consultez le site OutsidePlay.org.

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